Un document étonnant: la visite de Bismarck au lycée de Bar-le-Duc en août 1870

Bulletin Mensuel de l’Association Meusienne (Société amicale des Enfants de la Meuse), 15 octobre 1904

Par A. Collignon, Professeur de Rhétorique au Lycée de Nancy

Otto von Bismarck, chancelier d’Allemagne, 1815-1898

Au moment même où va s’engager la bataille de Sedan…

L’enthousiaste et méticuleux historiographe de M. de Bismarck pendant la guerre de 1870-1871, le Dr Moritz Busch, si grand qu’ait été son zèle, a cependant laissé subsister quelques lacunes dans le récit des faits et gestes de son héros. En voici tout au moins une que nous sommes en mesure de combler. On lit dans son livre : Le comte de Bismarck et sa suite, le renseignement suivant, à la date du 26 août : « Le chef est allé, suivant les uns, voir le Roi ; faire une promenade dans la Ville Haute et les environs, disent les autres ». Or ici le Dangeau prussien a été insuffisamment informé. Le chef n’était ni chez le roi ni à la Ville Haute, mais il consacrait une partie de sa matinée à visiter le lycée de Bar, alors et pour cause, vide d’élèves. Le fait est assez singulier et mérite d’être noté.

Au moment même où s’opérait le mouvement de conversion de l’armée allemande sur Sedan, mouvement auquel Bar-le-Duc servait en quelque sorte de pivot, M. de Bismarck trouvait le loisir de deviser avec quelques maîtres restés au lycée, sur les mérites comparés de l’éducation allemande et de l’éducation française.

Un promeneur décontracté

Il parlait, comme s’il eût été entouré d’un auditoire, de la guerre, de ses causes, de ses conséquences, développait les thèmes favoris des journaux allemands d’alors, et exprimait ses vœux  pour la paix, tandis que s’apprêtait le piège sanglant où notre armée devait se prendre et succomber malgré sa vaillance. Ne faut-il voir là que l’ostentation d’un esprit vigoureux qui veut prouver à quel point il est calme, sûr de lui, et sait se détacher des soucis du présent, malgré la gravité de la partie qui s’engage ? Est-ce un simple mouvement de curiosité qui amène le ministre allemand dans le premier établissement scolaire de quelque importance qu’il ait rencontré depuis son entrée en France ? Ce qui porterait à le croire, c’est que le même jour, on le voyait s’asseoir, comme un promeneur oisif, à l’octroi de la route de Fains, dans la petite chambre du préposé. Là, pendant plus de vingt minutes, il faisait toutes les questions imaginables sur les droits prélevés, sur les objets qui y étaient astreints, etc. Il n’est cependant pas défendu de constater que sa visite au lycée eut des conséquences pratiques. Peu de temps après le départ du chancelier, on y installait une ambulance où bientôt les typhiques et les dysentériques prussiens et bavarois allaient se trouver en nombre. Lorsqu’il inspectait salles et dortoirs, M. de Bismarck, en homme positif, ne perdait pas de vue sans doute ses malades et ses blessés.

Quel que soit d’ailleurs le motif qui l’a poussé, nous pensons qu’il n’est pas sans intérêt de reproduire le récit de sa visite. Nous l’empruntons aux notes recueillies immédiatement après par le maître élémentaire qui l’avait accompagné. Dans la notice de M. Jules Baudot sur le mois d’août 1870, à Bar-le-Duc (Almanach de Bar, 1873), notice d’ailleurs fort bien faite, et qui exprime avec beaucoup de vivacité nos tristesses patriotiques d’alors, quelques lignes seulement sont consacrées à ce petit épisode de l’invasion : « Pendant la journée, le comte de Bismarck parcourut la ville, se promenant librement au milieu de la foule. Sa haute stature et son uniforme de cuirassier, tout blanc, le faisaient aisément reconnaître : la large raie jaune de sa casquette durcissait encore la mâle énergie de sa figure septentrionale ; mais son visage ne trahissait ni fatigue ni préoccupation. Dans la visite qu’il fit au lycée, il émit, dit-on, quelques observations piquantes sur la différence de l’éducation en France et en Allemagne. » M. J-J Laguerre, dans son ouvrage intitulé Les Allemands à Bar-le-Duc (Comte-Jacquet, 1874), se contente de citer le passage que nous venons de donner et qui contient une légère erreur de date. C’est dans la matinée du 26, et non dans la journée du 25, qu’a eu lieu la visite du comte de Bismarck au lycée de Bar-le-Duc.

Laissons maintenant la parole à M. H…, maître élémentaire dont nous transcrivons exactement le procès-verbal, en nous bornant à ajouter quelques menus détails, que nous tenons de bonne source.

« Toute ma haine se réveille à la vue d’un établissement semblable »

« Le 26 août 1870, vers dix heures et quart, j’étais à déjeuner avec M. le Surveillant général et plusieurs maîtres quand on est venu m’annoncer que M. de Bismarck et son aide de camp étaient au lycée. Je suis sorti du réfectoire au moment où ils allaient y entrer. M. de Bismarck s’est présenté très poliment, et m’a demandé la permission de visiter les salles de classe. Je les lui ai montrées toutes, suivant son désir, et toujours, par honneur, il me faisait passer avant l’officier qui l’accompagnait. Il s’est informé du nombre des élèves dans chaque classe, du nombre d’heures donné à chaque enseignement, du degré des études. De là, nous sommes montés dans les salles d’études. M. de Bismarck a trouvé très étrange que les carreaux des fenêtres fussent dépolis, qu’il ne fût pas permis aux élèves d’ouvrir ces fenêtres, et qu’il y eût aux portes des judas. C’est alors qu’il a commencé à déblatérer contre l’internat. « Toute ma haine, a-t-il dit, se réveille à la vue d’un établissement semblable. J’ai passé dans un internat les premières années de ma jeunesse ; j’était très longtemps sans revoir ma famille ; j’étais tenu très sévèrement ; aussi j’aimerais mieux y voir aujourd’hui mon fils que moi. » Il a parlé alors des universités allemandes, et a reconnu que les jeunes gens y sont trop libres, mènent souvent une vie princière, entraînés qu’ils sont par des camarades, et cela même quand leurs ressources ne le leur permettent pas. Mais il est l’ennemi juré de l’internat, et croit que tôt ou tard la France imitera l’Allemagne en le supprimant. Il a trouvé les dortoirs fort bien disposés, et a demandé le nombre des élèves couchant dans chacun d’eux.

De là nous sommes passés à la chapelle du lycée. M. de Bismark est entré découvert, est resté là quelques instants et a trouvé que c’était triste et sombre. Il a blâmé aussi la disposition des bancs qui, au lieu de faire face au chœur, étaient placés le long des murs latéraux. Il a ensuite visité le gymnase dont le matériel lui a paru assez complet. Il est très partisan des exercices gymnastiques.

« Si l’une des deux nations est écrasée, elle cherchera à se relever ; c’est alors une guerre à recommencer. »

Ayant appris que le lycée avait un Cercle, il a demandé la permission d’y entrer. Il s’est assis à la table où se trouvaient plusieurs maîtres, a pris un verre de kirsch et a bu à la paix. « Car il ne faut pas vous dissimuler, disait-il, que cette guerre nous fait autant de mal qu’à vous. Et ce qu’il y a de plus regrettable, c’est que si l’une des deux nations est écrasée, elle cherchera à se relever ; c’est alors une guerre à recommencer. Aussi ne serais-je pas surpris que les complications actuelles durassent cinquante ans. » Il a critiqué notre organisation militaire, a dit que ce n’est pas un si peu de temps qu’on peut former une armée et que jamais le mobile ne pourra remplacer les vieux soldats. Beaucoup de pays, ajouta-t-il, ont déjà essayé ce système de levée en masse ; mais il n’y a qu’en Espagne qu’il ait un peu réussi. »

Puis il reprit : « Vous êtres pour nous des voisins bien inquiétants. Depuis Louis XIV, voilà, je crois, la douzième fois que vous nous attaquez. Aussi nous voulons que pareille chose n’arrive plus à l’avenir. Et tous les traités se sont toujours conclus à votre avantage. »

Lorsqu’il apprit que j’étais des environs de G…, il me dit qu’il était passé chez moi le 24. C’est alors qu’il raconta les batailles de Rézonville et de Gravelotte : « Mon fils a été blessé à la ferme de Mariaville ; une balle lui a traversé la cuisse. » Il a avoué que ces batailles avaient coûté beaucoup d’hommes aux Allemands, mais qu’ils n’avaient pas reculé devant ces sacrifices, pour occuper les positions qu’ils avaient aujourd’hui.

Il nous a dit plusieurs fois qu’il ne s’attendait pas à la guerre ; qu’au moment de la déclaration, il était dans une ville d’eaux et qu’il avait été terrifié en recevant une dépêche de Berlin le demandant immédiatement. « Je ne pouvais croire qu’il fût vrai que la France nous déclarât la guerre ». M. de Bismarck est sorti du lycée à 11h1/2, après avoir salué chacun en particulier.

Un « sage ennemi »?

Nous avons cru devoir publier ce petit document. Si pénibles que soient les souvenirs qu’il éveille, ces faits appartiennent à l’histoire anecdotique de la guerre. On a retrouvé dans la conversation de M. de Bismarck plus d’une idée énoncée par lui dans ses entretiens avec le docteur Busch ou exprimée devant ce fidèle secrétaire, et développée par sa plume docile dans les journaux à la discrétion du chancelier.

Monument aux victimes de la guerre de 1870 au cimetière de Bar-le-Duc

Quant à ses critiques pédagogiques qui se résument en ceci : plus d’air, plus de liberté pour la jeunesse, diminution ou suppression de l’internat, nous serions assez porté à les juger bien fondées, et, sur ce point particulier, M. de Bismarck aurait bien pu parler en « sage ennemi ».

(Extrait des Mémoires de la Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc).

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *