A Bar-le-Duc pendant la Grande Guerre

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Bar-le-Duc a vécu au cœur de la Grande Guerre pendant quatre longues années. De l’offensive allemande d’août-septembre 14, arrêtée par la célèbre bataille de la Marne, aux combats de 1918 en passant, bien entendu, par la bataille de Verdun, le grondement du canon, jamais bien lointain, obsédant sans doute, a rythmé le quotidien de nos aïeux. Des milliers de réfugiés et des dizaines de milliers de blessés ont afflué sans cesse. Et pourtant, il n’existe pratiquement pas d’ouvrage historique, et encore moins d’ouvrage littéraire, qui raconte la Grande Guerre vue d’ici. Est-ce dû à la prééminence naturelle, dans la mémoire des hommes, des zones de combats toutes proches : Verdun,  l’Argonne, les Eparges, la Vaux-Marie ? Ou bien à la modestie de notre petite préfecture, confrontée à des événements gigantesques qui ne lui seyaient guère ? La célébrité commence juste à sa porte, avec la Voie Sacrée. La Voie Sacrée, tout le monde connaît ; mais le nom Bar-le-Duc, base arrière vitale de la bataille de Verdun, ne lui est guère associé.

Pourtant, en cherchant, on trouve un livre, un seul, écrit en 1935 par Pol Chevalier, sénateur de la Meuse et ancien maire de Bar. Son titre est simple, et modeste lui aussi : « A Bar-le-Duc pendant la guerre ».

« La guerre » : il ne dit pas « la Grande Guerre ». Modestie encore ? Souci d’éviter les grands mots, en tous cas, comme on le constate tout au long du livre. Pourtant, une autre guerre avait marqué les esprits barisiens, celle de 1870, suivie déjà d’une occupation douloureuse, avec même une visite de Bismarck et du Kaiser au lycée…

De notre lycée, Pol Chevalier fut l’élève. Né à Revigny en 1861, avocat, conseiller municipal de Bar-le-Duc en 1904, il en devient le maire ; la ville lui doit son marché (celui d’avant…) et sa bibliothèque. Il quitte ses fonctions en 1912, pour des raisons que l’historiographie locale ne rapporte pas. Mais lorsque la guerre éclate, il reprend du service dans la vie municipale, non plus comme élu mais comme cheville ouvrière officieuse de l’organisation de guerre. Blessés, familles de blessés, réfugiés, soldats de passage, ravitaillement, il va s’occuper de tout, partout, infatigable.

Outre sa situation si proche de la ligne de front, Bar-le-Duc a bien sûr un autre lien avec la Grande Guerre , qui s’appelle Raymond Poincaré. On sait que Poincaré fut Président de la République du début à la fin du conflit, et que, bien que cette fonction fût moins cruciale sous la IIIe République que sous la Ve, il y joua un rôle déterminant, bien loin de se contenter d’inaugurer des chrysanthèmes pourtant à leur affaire en cette période. Poincaré vint plusieurs fois en Meuse pendant ces quatre années, notamment à Bar. Notre Pol Chevalier avait été son adversaire politique, tenant du conservatisme tandis que Poincaré, modéré parmi les modérés, incarnait cependant une République encore jeune et une laïcité qui l’était encore plus. Mais c’était désormais le temps de l’Union Sacrée – mot inventé par Poincaré et destiné à une longue carrière au cours du siècle, plus incantatoire que réelle, il faut bien le dire…  

Si l’on veut voir de haut l’histoire de la guerre, ses ressorts stratégiques et politiques, ses causes et ses suites, tout en lui conservant un arrière-goût barisien, il vaut mieux lire les mémoires de Poincaré que le récit de Chevalier ! Et si l’on veut tenter (tâche impossible certes) de partager en imagination la vie des poilus au voisinage de la ville, c’est bien sûr vers Ceux de 14 de Maurice Genevoix qu’il faut se tourner, pour marcher, souffrir et mourir de Rembercourt-aux-Pots aux Eparges en passant par la Vaux-Marie.

Notre Pol, lui, reste volontairement au niveau du quotidien de la vie civile. Le canon n’est qu’un bruit de fond, entendu, commenté avec gravité mais sans insistance. Le récit est conduit avec légèreté, souvent avec humour, façon sans doute de tenir à distance, pudiquement, la violence de la guerre, la souffrance des blessés, la détresse des gueules cassées, la peur, la mort. Pol Chevalier voit tout cela mais lui, son travail est d’organiser. Il organise !

Il est tout de suite aux fourneaux, dès août 14, pour distribuer soupe et pain aux réfugiés. Ceux-ci affluent en masse, puis partent plus loin lorsque les combats parviennent aux portes de Bar-le-Duc. Le 14 septembre, en pleine bataille de la Marne, Pol Chevalier se rend à Revigny, à Laimont, à Vassincourt, dévastés. C’est l’heure des hôpitaux militaires, dont l’activité ne fera que croître dans les années qui vont suivre, avec une moyenne de 3000 à 4000 occupants. L’hôpital  habituel est bien loin de suffire à la tâche ; cinq autres sont organisés, au lycée, dans des pensionnats et des écoles. Sans compter les blessés de passage, sans doute les plus nombreux, qui étaient ensuite évacués plus loin à l’arrière. Ici se situe l’un des rares passages où Chevalier s’autorise à évoquer directement la souffrance et l’horreur : « Il n’y avait plus pour recevoir les blessés, les mourants et les morts que la gare qui, bientôt, devint un terrifiant charnier où les faces couvertes de sang alternaient avec la lividité des cadavres ». 

Mais c’est aussi le temps des réfugiés, qui fuient la zone des combats ou l’occupation allemande. Un Comité des Réfugiés est créé, et Pol Chevalier y joue un rôle actif, afin de les accueillir et de les loger, soit chez l’habitant, soit dans des lieux qui, progressivement, vont leur être consacrés. C’est ainsi que, au 45 boulevard de la Banque, un important immeuble que Blanpain de Renusson avait légué à la ville, et qui a été détruit par la suite, est investi par plus de cent cinquante réfugiés et devient, selon le mot de Chevalier, un véritable  « caravansérail ». Notre organisateur-né, en situation, comme il dit, de « vague patron », concocte un règlement intérieur, sans cesse bafoué ; de fréquentes querelles, voire des bagarres, émaillent la vie quotidienne. « C’était une caserne, la discipline en moins » : convenons que ce n’est pas une menue différence… Raymond Poincaré vient visiter les lieux, s’émeut du sort de ces réfugiés démunis de tout, et parcourt ce boulevard de la Banque sans savoir que celui-ci, bientôt, portera son propre nom.

Une allocation, constituée de fonds municipaux, d’une aide de l’Etat et de dons charitables, est versée à chaque réfugié. Pol Chevalier ne fait grâce au lecteur d’aucun détail comptable, ni à propos de ce comité ni à propos des autres, nombreux, auxquels il va apporter son concours ; heureusement, ces détails sont écrits en petits caractères et, sourire en coin, il invite lui-même le lecteur à les sauter…

Voici que les familles veulent venir visiter leurs blessés hospitalisés à Bar-le-Duc. Elles viennent souvent de loin, de partout. Elles aussi, il faut les loger ! Le premier étage du marché couvert, grande surface à peu près inutilisée, est investi. Bien entendu, Pol Chevalier, qui cette fois ne fait pas partie du Comité, s’invite dans l’affaire. Des toiles tendues délimitent des « chambres », avec table-toilette, chaises et seau hygiénique, qui donnent aux locataires un semblant d’intimité. On imagine tout de même le volume sonore des ronflements planant chaque soir sur le marché, se mesurant sans mollir à celui du canon… Le Comité organise même des visites touristiques de la ville ! Chevalier note avec malice à propos du « Squelette » de Ligier-Richier que « cet incomparable morceau de sculpture n’était pas dans la note pour des visiteurs dont il fallait relever le moral »…

Passons sur le Foyer du Soldat, installé avenue du Château, auquel Chevalier, on s’en doute, prête également son concours. Mais notons que Pétain lui fournit en octobre 1916, vers la fin, donc, de la bataille de Verdun, tables, escabeaux et journaux ; c’est la seule mention que Chevalier fait du général, qui pourtant, à cette époque, a installé son QG à Bar-le-Duc (probablement à Marbeaumont ?), après Souilly. On aurait aimé savoir comment l’Etat-Major interagissait avec les notables barisiens. Mais sur ce point, on restera sur sa faim. Pol Chevalier, pris par ses comités, n’a pas de temps à consacrer au cours de la guerre !

Comme dans toute guerre, le ravitaillement de la ville se fait difficile et aléatoire. Les prix flambent. Qu’à cela ne tienne ! Pol Chevalier va y remédier. Il met en place la « Ravitaille » puis la « Néo-Ravitaille », marché populaire, dont l’inspiration coopérative, si ce n’est collectiviste, ne semble pas heurter les convictions de notre aimable conservateur… A l’ancienne caserne Oudinot, le Comité, car c’est encore un Comité, fait vendre viande et légumes approvisionnés directement aux Halles de Paris. La pomme de terre se taille la part du lion ! Pour la postérité, Pol Chevalier en livre là encore la comptabilité la plus précise. Comme disait Jacques Brel, c’est l’épaisseur des épluchures qui fait la grandeur des nations. Le marché populaire fonctionnera jusqu’en octobre 1919…

Toutes ces aides aux blessés, réfugiés, familles, soldats, sont sous la plume de Chevalier d’une inspiration très « charitable » quoique municipale et républicaine, liée aux bonnes œuvres de la bonne société, et du reste les listes des donateurs et donatrices émaillent le livre. Ce sont là les marges de la guerre, notablement plus paisibles que ce qui se passe sous le feu non loin de là.

Mais la guerre va se rapprocher à nouveau, à mesure que l’aviation fait des progrès et devient plus efficace, non plus seulement dans la reconnaissance comme en 14, mais dans le bombardement. Bar-le-Duc est bombardée dès 1915, mais ce n’est encore que grenaille que chacun méprise ; les choses changent l’année suivante. Le 1er juin, jour de l’Ascension, soixante-quatre morts au centre-ville.  « Oh, la guerre, la guerre ! Se peut-il qu’il y ait, à la surface du globe, des scélérats qui ne demandent qu’à la recommencer ? Soyons assez forts (…) pour empêcher le retour d’un tel crime ! » s’écrie Chevalier, touché, cette fois, dans sa ville. Plus tard, le pâté de maisons compris entre la rue du Cygne, la rue Notre-Dame et l’Ornain est anéanti. André Maginot, député de la circonscription, fait front à l’incendie, ignorant, lui aussi, que la rue d’Entre-Deux-Ponts où il veille au milieu des Barisiens va bientôt porter son nom.

Des abris sont créés, à flanc de la Ville Haute ou sous la Ville Basse. On découvre pour la première fois l’usage des caves voûtées, qui préfigurent ce qui se passera vingt-cinq ans plus tard pendant la Seconde Guerre, avec une aviation autrement plus redoutable. Plus de deux cents alertes déplacent les Barisiens vers ces abris, devenus des lieux de socialité, comme on dirait aujourd’hui. Outre les avions, et plus qu’eux au début, les dirigeables, les fameux Zeppelins, sont aussi de redoutables porteurs de bombes. Chevalier nous livre une chanson composée par une jeune fille, illustrant selon lui l’égalité d’humeur que les Barisiens conservaient sous le danger :

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En attendant l’Zepp’lin

A deux heures du matin

Les Barisiens sont fourrés dans leur cave

(…)

Cave voûtées ! Par ici, c’est gratuit,

A Bar-le-Duc, pendant la nuit !

La composition et la rime valent ce qu’elles valent, mais qu’importe ! Cela se chante sur l’air de « Sous les ponts de Paris ». A ne pas confondre, donc, avec Avez-vous vu le Zeppelin, que certains des lecteurs de ces lignes ont sûrement entendu fredonner à leur grand-mère…

L’alerte passée, le jour revenu, Chevalier et ses amis notables organisent des « journées »  de ceci et de cela. Journée franco-belge, journée du Poilu, journée serbe, journée des turberculeux, journée de la Meuse… Comme quoi nos modernes Journées de la femme, de l’enfance, de l’esclavage, de la solitude et du tabac ont de qui tenir, à ceci près qu’elles sont devenues internationales, mondialisation oblige !

Et le lycée ? Chevalier nous confirme ce que notre intuition, naturellement tendancieuse, nous murmurait : « le Lycée eut une page magnifique dans l’histoire de Bar-le-Duc pendant la guerre ». Nous savons déjà que son infirmerie constituait l’un des cinq hôpitaux militaires de la ville ; du reste, tout l’internat avait fini par être investi à cette fin. Mais c’est aussi l’Etat-Major de la 3e Armée qui s’y installe. Pourtant la vie scolaire continue ! Le proviseur de l’époque, M. Chemin, décrit son lycée, avec « le chassé-croisé des officiers de tous grades que leur service appelle d’un bureau à l’autre, la relève des postes traversant, baïonnette au canon, les groupes bruyants des élèves… l’envolement vaporeux du voile blanc d’une dame infirmière… l’arrivée des blessés douloureux, couchés sur leurs brancards, tout souillés encore de la boue des tranchées… »

Bar-le-Duc participait aussi à la guerre par son régiment, le 94e d’infanterie, qui se distingue au combat. On ne disait pas « le 94e » mais… le neuf-quatre. Déjà.

Par moments, Pol Chevalier retrouve son métier d’avocat. Il le fait notamment dans un conseil de guerre au printemps 1917, où il assure la défense de vingt-deux « mutins », poursuivis pour abandon de poste devant l’ennemi. La justice militaire veut des exemples. Quatre d’entre eux sont condamnés à mort. Chevalier cherche en vain un moyen de cassation. Le recours en grâce est rejeté. Il assiste à leur exécution. «Le plus splendide soleil venait de se lever, comme pour donner, en son appel à la jeunesse et à la vie, la majesté la plus tragique à cette scène dont la grandeur sanglante me laissa pendant quelques instants étourdi ». Tragique et sanglant, nous sommes d’accord ; mais sur la majesté et la grandeur, nos esprits de 2014 n’ont plus tout à fait la même appréciation…

En 1918, les Américains affluent, après une lente mobilisation. Le 4 juillet, la célébration enthousiaste de l’Independence Day ne compte, affirme Chevalier, « pas moins d’Américains que de Français ». Il paraît cependant que « dans la masse (des soldats américains) l’évolution civilisatrice n’était pas la même que la nôtre »… A la Libération en 1944, le jugement public sera nettement plus positif, chewing-gum et corned-beef aidant, mais c’est le même enthousiasme qui présidera à la fraternisation.

Peu après la fin de la guerre, Pol Chevalier redevient maire. La ville reçoit la croix de guerre. « Me reprenant de la grandiloquence sans laquelle ne se conçoit pas l’écharpe municipale, je lançai la proclamation suivante »… dont nous vous ferons grâce ici, car effectivement, grandiloquente, elle l’est !

La carrière politique de notre ami va reprendre et s’amplifier ; il deviendra sénateur, réélu deux fois ; un sénateur actif, notamment sur les droits des femmes. Sans doute l’activité des Barisiennes pendant la guerre, remplaçant partout leurs maris partis au front ou tués, l’avait-elle marqué, tout conservateur qu’il fût : il se prononce en 1932 pour que le droit de vote leur soit enfin accordé. On sait que pour cela, il faudra attendre 1945.

Pol Chevalier meurt en 1935, emporté par une mauvaise grippe. Mais concluons par son plus grand titre de gloire : pendant la dernière année de sa vie, il fut le vice-président de l’Association des Anciens Elèves du Lycée de Bar-le-Duc ! Espérons que ce n’est pas la fatigue induite par cette fonction qui aura eu raison de ses forces.

Eric Dautriat

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